Comment dérouler la mémoire et l’histoire culturelles oranaises sans évoquer les figures des deux Abdelkader, Ould Abderrahmane dit Kaki (1934-1995) et Alloula (1939-1994), personnalités phosphorescentes de la création théâtrale contemporaine et laboureurs-semeurs dont l’ancrage social et la quête artistique exigeante ont produit une moisson d’œuvres devenues pour la plupart des références sur le champ dramatique national.
Pour donner une petite idée de leur omniprésence, en tant qu’auteurs, sur la scène professionnelle oranaise, référons-nous simplement à une étude (mémoire de licence) parue sur le Théâtre Régional d’Oran (couvrant la période 1973-1986) et de laquelle il ressort que Kaki et Alloula cumulaient à eux deux 60% des créations produites par cet organisme et la moitié des mises en scène.
Autre étalon-mesure de la place acquise par ces hommes de théâtre complets et accomplis dans leur sphère d’activité au niveau national :
deux de leurs pièces,
« El Guerrab oua Salihine » (Kaki) et « Ledjouad » (Alloula) ont été plébiscitées comme œuvres les plus marquantes du répertoire dramatique algérien depuis l’indépendance jusqu’au début de ce XXIè siècle, suivant un sondage réalisé par nos soins auprès d’une vingtaine de praticiens des planches et chercheurs spécialisés dans le 4ème art.
« El Guerrab…» (1964), dont le comédien principal et inoubliable Abdelkader Belmokaddem nous a quitté au début de l’année 2010, pose cette interrogation lancinante pour toute collectivité humaine : une société dominée, écrasée par l’argent peut-elle produire des valeurs justes et une humanité saine et équilibrée ? Cette production fait partie de la cinquantaine d’œuvres (pièces et saynètes dramatiques recensées par Mansour Benchehida et Abderrahmane Mostefa) proposées par le créateur le plus prolifique de l’Algérie indépendante et le plus en vue de sa première décennie avant qu’un malheureux accident (1969) ne l’arrête en pleine ascension en le privant d’une grande partie de ses moyens. C’est avec Kaki, affirme l’universitaire Sidi Mohamed Lakhdar Barka, qu’a été lancée la première expérience algérienne frappée du sceau de l’ « algérianité », par « la mise au point du schéma d’adaptation de la chanson de geste rurale avec ses thèmes et ses formes d’expression à la scène moderne ».
« Ledjouad » (1984), qui est un hymne aux humbles et à l’humanité généreuse dans le droit fil de la pensée-action progressiste d’Alloula, s’inscrit également dans la mise à jour d’un langage théâtral enraciné dans le terroir et ouvert / ouvrant sur l’universel, quêtant les signes culturels profonds de la société (halqa, goual, parler populaire…) et mettant en question les modes académiques de représentation. Ramant, en effet, à contre-courant des vagues portées par la civilisation de l’image et la fétichisation du visuel, Abdelkader Alloula a osé et posé avec patience et exigence les balises d’une « nouvelle théâtralité » réglée sur l’épaisseur et la beauté du verbe, en usant d’une langue accessible et artistiquement élaborée et fruitée parmi les plus réussies sinon la plus aboutie dans le répertoire dramatique national. Quelle immense tragédie et perte inestimable pour la société et la culture algériennes a été la disparition violente (victime de la démence intégriste en mars 1994) de l’homme de théâtre.
On ne peut clore cette évocation mémorielle et culturelle d’Oran sans citer l’un des comédiens fétiches d’Alloula, Sirat Boumediène, disparu en aout 1995 d’une maladie incurable, à l’âge de 48 ans.
« Pyromane » des planches cette « bête » de scène bonifiait le rôle le plus insignifiant et mettait les salles en incandescence, pulvérisant les cadres délimitant et définissant habituellement le talent comme il l’a fait par exemple avec Djelloul El Fhaimi, ce personnage majeur de l’humanité allouléenne.
(Kamel Bendimered)